« Vacuité »
La conception bouddhiste du monde, et en particulier celle du madhyamaka, repose sur le principe que rien n’existe en soi-même. Les phénomènes ne sont que l’effet de causes et de conditions qui les produisent temporairement. Le monde est un théâtre d’ombres et les éléments qui le composent sont voués à disparaître ou à se transformer dans un vaste mouvement d’impermanence.
Le constat vaut aussi pour les êtres vivants, humains ou non. Ils sont, de la même façon, frappés par l’impermanence. Et c’est une unité fonctionnelle qu’il faut chercher derrière la transformation constante des flux de matière et de volonté dont ils sont constitués, non une unité ontologique.
C’est ce principe fondamental que désigne la vacuité, la śūnyatā, que les bouddhistes madhyamaka appliquent à la totalité du monde. Les choses et les êtres sont dépourvus d’une essence ou d’une existence propre ; ils sont le produit de la causalité et ne tiennent pas en eux-mêmes.
Le projet « vacuité » cherche à illustrer cet état. En abolissant les frontières des objets photographiés, il rend moins évidente la croyance qu’il s’agit de choses séparées, existant indépendamment les unes des autres. Ainsi l’apparente solidité du décors s’effondre-t-elle pour ne devenir qu’une masse informe en voie de transformation. Il devient manifeste que les phénomènes ne sont plus autonomes mais fondus en un tout où l’impermanence est donnée à voir par le flou du mouvement.
Mais dans ce décor vide d’essence, les sujets se rebiffent. Certes, des personnages sont également touchés et aspirés par le même effet de déconstruction et la vacuité est visiblement leur statut. Mais les sujets – au double sens de personne et de thème principal de la photographie – conservent un semblant d’unité. Ils demeurent lisibles et identifiables, même si certaines parties de leur corps sont invisibles et les ont abandonnés. Et c’est comme s’ils luttaient contre la vacuité en cherchant, à la faveur de la lumière du flash, à maintenir une unité ontologique, le « je » ou l’ātman que cherchent à récuser les bouddhistes.
« Vacuité » illustre ainsi la ténacité de l’être à refuser de se voir dépouiller de son statut ontologique. Cette obstination à "être" dans un monde effondré.